
Ombre (Eurydice parle) aux Plateaux Sauvages : au royaume des Ombres, Eurydice se libère de l’emprise d’Orphée et choisit de ne pas revenir vers les vivants. Un très beau spectacle des Louves à Minuit, mis en scène par Marie Fortuit, admirablement servi par Virgile L. Leclerc.
Sur la scène, Eurydice repose derrière un voile, entourée de chandelles. Voilà, sur le voile, une vidéo, un mariage à la campagne, préparation, célébration, banquet. Alcool aidant, la tension monte, Eurydice s’enfuit, se baigne dans une rivière… La voilà au royaume des Ombres. Je ne sais pas ce qui glisse de haut en bas le long de moi…
Vous connaissez l’histoire d’Orphée et d’Eurydice telle qu’Ovide l’a racontée, Orphée inconsolable va chercher Eurydice aux enfers, se bat, obtient le privilège de pouvoir la ramener au monde des vivants sous la condition de ne pas se retourner sur le chemin; trop impatient, ou inquiet, il se retourne malgré l’interdiction et Eurydice disparaît. Ça, c’est ce qu’a vécu Orphée.
Ce soir, Eurydice parle. Elle parle de son destin, elle n’est qu’une nymphe, Orphée, fils de la muse Calliope, est un chanteur à succès. Il chante dans la lumière, elle écrit sans qu’on la lise. Il a le monde et tant de groupies à ses pieds, elle l’a aimé, d’un amour qui emprisonne. Au royaume des Ombres, ombre parmi les ombres, elle est libre, ses mots peuvent enfin couler. Quand Orphée vient la chercher, elle résiste, se bat. Reste au royaume des Ombres.
En adaptant le texte d’Elfriede Jelinek pour la scène, l’équipe des Louves à minuit, autour de Marie Fortuit qui signe la mise en scène, a fait un boulot fantastique.
Il y a d’abord le texte. Par cercles concentriques, Eurydice voit les choses comme elles sont, elle se libère des conventions, des opinions. Elle écrit, elle parle, elle est Elle. Comme un radar qui tourne, elle passe, repasse sur les thèmes qui l’obsèdent. Poétesse, elle ose les mots crus, parle de la peur, la peur qu’elle enfile et qui la protège, la peur qui la tient. Elle parle du deuil d’Orphée, qui sonne faux, comme un chant attaqué trop haut. Des morts, plus fascinants pour ceux qui restent qu’ils n’ont été.
Eurydice raconte le Chanteur, Orphée n’a plus de nom. Enfermé dans son image, elle veut qu’il la laisse tranquille, il ne la laisserait pas partir, il croit qu’elle brûle de revenir ? Il est sa propre caricature, le chanteur qui trouve son inspiration dans sa dépression, cette belle machine à fabriquer des vœux autoréalisateurs. Eurydice raconte un chanteur creux, qu’elle voit comme il est, dont elle n’attend rien… parfaitement consciente qu’il saura tirer profit du deuil dans lequel il va se draper. Un chanteur dont petit à petit elle se libère, elle se trouve, se trouve bien, ne se laisse plus séduire par les illusions, elle reste.
Un très beau texte, pour servir ce long monologue, il faut une belle actrice. Virgile L. Leclerc prend le texte à bras le corps et, juste du début à la fin, le sert avec engagement et talent. J’ai été très sensible à son travail, aux nuances de son jeu, à la conviction avec laquelle elle porte son message. Pour la soutenir, Romain Dutheil est le chanteur, pour lequel Mathilde Forget a écrit et composé des petits bijoux de caricature.
Une très belle représentation, donc, je me suis laissé embarquer, j’ai été séduit, par le fond, par la forme. Un beau spectacle, l’autre point de vue, celui qu’on ignore habituellement, ayez la curiosité d’aller le découvrir et, avec Eurydice, portez la réponse au chanteur aussi pailleté que malheureux.
Aux Plateaux Sauvages jusqu’au 28 janvier 2023
Du lundi au vendredi : 19h00 – samedi : 16h30
Texte : Elfriede Jelinek
Avec : Romain Dutheil, Virgile L. Leclerc
Mise en scène : Marie Fortuit
Compagnie : Les louves à minuit
Visuel : Pauline Le Goff
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