L’Affaire Rosalind Franklin d’Elisabeth Bouchaud : un roman noir pour raconter la vie d’une femme lumineuse

L’Affaire Rosalind Franklin à La Reine Blanche : Elisabeth Bouchaud raconte comment Maurice Wilkins et James Watson ont volé les résultats de Rosalind Franklin pour décrire la double hélice de l’ADN. Une mise en scène lumineuse de Julie Timmerman, une pièce à voir, un coup de cœur.

Une estrade sonnante entoure la scène. Au centre, quelques caisses, des équipements en vrac. Sur les côtés, quatre chaises, les comédiens sont assis. Vittorio Luzzatti se lève prend la parole. Mes amis, chers collègues, je vous remercie de me donner l’opportunité…

On est en 1968. Rosalind Franklin est morte en 1958. En 1962, James Watson, Francis Crick et Maurice Wilkins ont reçu le prix Nobel de médecine pour avoir décrit la structure en double hélice de l’ADN. Après avoir volé les résultats des expériences de Rosalind Franklin. C’est cette histoire que vient raconter Vittorio Luzzatti, son ami. Son ami qu’elle avait connu à Paris, entre 1947 et 1950, quand elle était chercheuse au CNRS.

Elisabeth Bouchaud raconte la vie de Rosalind Franklin comme un roman noir, avec ses ambiguïtés, ses sentiments cachés et ses trahisons. Elle raconte James Watson, américain paresseux et hâbleur. Elle raconte Maurice Wilkins, vexé qu’une femme soit au même niveau que lui, une femme qu’il mettrait volontiers dans son lit bien qu’il soit marié. Elle raconte Francis Crick, emporté dans sa course aux lauriers avec Linus Pauling. Elle raconte Raymond Gosling, empoté autant que ligoté dans un réseau de loyautés contradictoires. Elle raconte les subtilités et les petitesses d’un monde de la recherche aux frontières perméables. Elle dit la relativité des hommes, qui veulent dépasser les autres, et l’absolu des femmes, qui veulent se dépasser.

Elisabeth Bouchaud raconte Rosalind Franklin avec une claire subtilité. Une jeune femme pleine de vie, qui sait s’amuser, dont la première passion est la physique. Le carbone au CNRS à Paris, la structure de l’ADN au King’s College, les virus au Birkbeck College. Une expérimentatrice géniale, qui construit ses instruments avec pas grand chose, qui s’investit jour et nuit dans ses expériences, qui obtient des résultats. Dont la fameuse photo 51, celle que Maurice Wilkins a volé, celle qu’il a montré à James Watson. Des expériences qui lui couteront la vie, la conséquence d’expositions des heures durant aux rayons X.

Elisabeth Bouchaud raconte le monde de l’immédiat après guerre. Un monde de pénurie, où il faut faire avec ce qu’on a a. Un monde où la joie reprend ses droits. Un monde où les physiciens se tournent vers la vie après s’être tournés vers la mort à travers les recherches autour de l’atome, une époque explorée à La Reine Blanche par les pièces Copenhague et Exil Intérieur, première pièce de la série les Fabuleuses.

La mise en scène de Julie Timmerman est un double écrin, au service du texte d’Elisabeth Bouchaud, au service de Rosalind Franklin. Une mise en scène lumineuse qui ne cherche pas la représentation réaliste des instruments de recherche ou d’un ADN en triple hélice, elle ne vient pas vulgariser, elle vient mettre en évidence la vérité d’une femme, et elle le fait avec une grande finesse. Une mise en scène qui sait dire le contexte de cette époque où la vie bouillonne, où on fait beaucoup avec le peu qui est disponible.

Sur scène, Isis Ravel est une Rosalind Franklin lumineuse et passionnée. Un torrent de vie qui pourrait tout emporter dans son sillage. Autour d’elle, Matila Malliarakis est un excellent Maurice Wilkins, le traître au chapeau qu’on déteste au premier regard comme on l’a détesté dans Qui veut la peau de Roger Rabbit ou dans Les Aventuriers de l’Arche Perdue. Julien Gallix, qui fait le grand écart entre un Raymond Gosling empo(r)té dans sa toile de loyautés contradictoires et un James Watson à l’américanité caricaturale. Et Balthazar Gouzou, en pleine forme, il est Vittorio Luzzatti et Francis Crick.

Je me suis laissé emporter par L’Affaire Rosalind Franklin. Par son propos, par le parti pris de la mise en scène, par la luminosité de la distribution. Dans la salle, il y avait ce soir là une classe de lycée. La magie du théâtre a pris, leur concentration était intense. L’histoire les prenait, ils retrouvaient leurs codes, leur rythme. Quand la salle s’est rallumée, ils n’ont pas bougé, ils en voulaient encore. Le signe de la qualité du spectacle. Peut-être le message aux professeurs de matières scientifiques qu’eux aussi peuvent emmener leurs classes au théâtre. Pour rendre vivant leurs matières, parce que la sortie sera plus découverte que scolaire.

L’Affaire Rosalind Franklin est le troisième épisode de la série Les Fabuleuses, portée par Elisabeth Bouchaud, dont chaque pièce dit la vie d’une scientifique dont le rôle a été oublié par l’histoire des sciences quand est venu le temps des récompenses. Des femmes scientifiques parfois méconnues, souvent spoliées, dont les collègues se sont appropriés les résultats. Il y a eu Exil Intérieur, qui racontait Lise Meitner. Prix No’Bell, qui racontait Jocelyn Bell. Les trois pièces se joueront à Avignon Off 2024.

Il faut voir L’Affaire Rosalind Franklin. Pour son propos, pour ce moment inacceptable de l’histoire des sciences. Pour l’évocation du monde tel qu’il était à la sortie de la guerre. Parce que le texte d’Elisabeth Bouchaud est fin et subtil. Pour la mise en scène lumineuse et fluide de Julie Timmerman, un écrin au service du personnage de Rosalind Franklin. Pour la force de l’interprétation, qui vous emportera.

Un coup de cœur pour L’Affaire Rosalind Franklin, à conseiller à tous et aux profs de matières scientifiques.

A La Reine Blanche jusqu’au 09/06/24
Mardi, mercredi, jeudi, vendredi : 19h00; samedi : 18h00; dimanche : 16h00
Durée : 1h20

Avignon Off 2024 : Reine Blanche Avignon, 18h15

Texte : Elisabeth Bouchaud
Avec : Isis Ravel, Balthazar Gouzou, Matila Malliarakis, Julien Gallix
Mise en scène : Julie Timmerman
Compagnie : Reine Blanche Productions

Visuel : Helena Tanguy

Cette chronique a été publiée pour la première fois sur www.jenaiquunevie.com

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