
Le Faiseur de Théâtre au Poche Montparnasse : Hervé Briaux est Bruscon, un Sisyphe fulminant dessiné par Thomas Bernhard, tellement antipathique qu’il en devient sympathique, dirigé avec finesse par Chantal de La Coste
Sur la scène, une auberge en Allemagne, deux tables, des chaises, aux murs des tableaux défraichis, un cochon, Hitler. Une palette tient lieu d’estrade. Quoi ? Ici ? Dans cette atmosphère confinée ? Comme si je l’avais deviné.
C’est Bruscon, comédien d’état. Ce soir, avec sa femme et ses enfants, il va jouer son chef d’œuvre, La Roue de l’Histoire. A Utzbach, 280 habitants. Le mardi, jour du boudin. Pour lui, c’est un trou perdu, un désert culturel. Évidemment, rien ne va. Bruscon fulmine. Râle. Marmonne. Il fulmine, il impose, met en place, organise. La représentation commence.
Bruscon est un Sisyphe modernisé. L’un faisait rouler éternellement jusqu’au somment d’une montagne un rocher qui en redescendait aussitôt, l’autre met chaque jour en place un spectacle pour des gens qui ne pourront l’apprécier. Il est le Dieu-Dictateur d’un univers qui n’existe que par lui, par sa conviction. Chaque jour son énergie est inutile, chaque soir sa vanité est réduite à néant, chaque matin il repart, aussi convaincu que la veille. Chaque jour, il compose avec la nécessité des femmes, l’interprète féminine tue le théâtre, avec la fatuité des acteurs, un comédien talentueux est aussi rare qu’un trou du cul au milieu de la figure.
Le texte de Thomas Bernhard est savoureux. Comme un oignon, on y trouve des couches successives. Des phrases courtes, qui portent. Je suis complètement rentré dedans, je me suis laissé embarquer par l’histoire de ce dictateur domestique qui met sa hargne à essayer de diffuser un message, d’imposer de la culture, à des gens dont le quotidien est rythmé par l’abattage des cochons et la fabrication des saucisses (tous les deux jours, et le mardi est le jour du boudin). Il est tellement vain qu’il finit par être touchant, que j’ai fini par partager ses obsessions et son goût pour le bouillon à l’omelette pas trop gras.
Je l’aime bien, Bruscon. Hervé Briaux donne un Bruscon très convaincant, il arrive à jouer sans excès le comédien qui cabotine, Chantal de La Coste le dirige en le mettant en abyme, lui fait donner une galerie de postures que n’auraient pas désavouées Lino Ventura, Jean Gabin ou André Pousse. Volontaire, bougon, parfois détaché. Jamais léger. Tellement antipathique qu’il en devient sympathique.
Je suis moins convaincu par les personnages très secondaires, dont les interventions cassent l’élan de cette fulmination continue, ce monologue qui n’a pas besoin de matérialiser ses rares interruptions.
Un bon moment de théâtre, qui séduira ceux qui savent eux mêmes se mettre en perspective.
Au Théâtre de Poche Montparnasse à partir du 25 janvier 2022
Du mardi au samedi : 21h00 / Dimanche : 15h00
Texte : Thomas Bernhard
Avec : Patrick Dozier, Quentin Kelberine, Séverine Vincent
Mise en scène : Chantal de La Coste
Visuel : Victor Tonelli