
François Rabelais à l’Essaïon : le portrait d’un homme qui luttait pour la liberté de dire et de penser, et qui n’a pas souvent dormi tranquille, l’illustration du fait que le rire est un remède, une liberté à préserver, le propre de l’homme.
Sur la scène, une table, un tabouret d’un coté, une chaise de l’autre. Gargantua, pissant donc plein l’urinal…
On est en 1546, Rabelais est face à un Docteur de la Sorbonne qui le menace, s’il ne renie pas ses écrits, du bûcher sur lequel est mort la veille son ami et éditeur Etienne Dolet. Le crime de Rabelais ? il se moque des clercs et des docteurs, pire, il incite ses lecteurs à lire les textes sacrés en grec ou en hébreu, à en ignorer les traductions en latin et les commentaires figés qu’on peut y trouver. Pire, il serait apostat. Rabelais se défend, ses livres sont d’abord de l’humour, le pape l’a autorisé à écrire et à exercer la médecine, François 1er le protège et lui a donné le privilège de faire imprimer son prochain livre, il a donné des preuves de sa bonne volonté en remplaçant certains mots par d’autres, il ne parle plus de sorbonnards mais de sophistes… rien n’y fait. Le Docteur de la Sorbonne n’entend pas que le rire est le propre de l’homme, au contraire, il met Rabelais dans le même sac que les humanistes. Une fois de plus les conservateurs s’opposent aux progressistes, une fois de plus les progressistes prendront le dessus, au cœur du combat les choses sont différentes, Rabelais n’a d’autre choix que la fuite.
Dans cette fuite, il croise son ami Clément, son protecteur, l’évêque du Bellay (l’oncle du Joachim), qui trouve dans les aventures de Gargantua et de Pantagruel les remèdes aux désagréments de la vie quotidienne, il le lit à voix haute, se les fait lire à voix haute par son secrétaire, le tout accompagné d’un pichet de vin de Loire. Rabelais s’endort…
Le spectacle bascule dans sa deuxième partie, prenant le prétexte d’un cauchemar de Rabelais, il bascule dans la farce joyeuse. Il donnait la parole à Rabelais, il donne à entendre les mots de Rabelais, voilà Gargantua, Pantagruel, Panurge, Picrochole, les Petiboutiens, les Grandboutiens, Frère Jean. C’est exubérant, foisonnant, truculent. On se souvient alors que Rabelais irrévérencieux est aussi Rabelais le linguiste, génial inventeur de tant de mots, d’expressions que nous utilisons encore au quotidien. Catastrophe, par exemple, ce bruit de roc qui s’effondre.
Avec une économie d’échelle, Philippe Sabres et Jean Pierre Andréani prennent le relais de Jean-Louis Barrault pour remettre Rabelais, l’homme, en perspective de son époque, celle de la Renaissance, celle où il fallait lutter pour exprimer une opinion divergente, Copernic vient de mourir sans avoir vu son œuvre imprimée, la médecine s’apprend dans les livres des anciens, la dissection est un interdit religieux…
Philippe Bertin donne un Rabelais fuyard, qui doute, ce Rabelais qui va courir toute sa vie, Paris, Lyon, Montpellier, Rome, Metz… pour pouvoir imprimer ses livres. Face à lui, Michel Laliberté laisse exploser sa folie, contagieuse, il est le Docteur sévère qui punit, l’ami Clément qui encourage, l’évêque du Bellay qui a du jouir de tous les plaisirs de la vie, la reine Marguerite qui laisse voir ses tétons, Panurge…
Ces deux pans équilibrent la pièce, plus didactique elle tomberait dans l’ennui, plus farcesque elle virerait à la guignolade et tomberait dans l’excès.
Elle se donne à 19h15, le professeur de Français et son collègue d’histoire y emmèneront facilement leurs classe, et leurs élèves découvriront avec bonne humeur la vie d’un des pères fondateurs du rire, de l’humanisme et du français courant, comme ils apprendront, s’ils prêtent l’oreille, quelques expressions grivoises dont ils useront avec bonheur dans les cours de récréation en s’abritant derrière le fait que Madame, c’est du Rabelais.
Tous les autres viendront pour s’entendre rappeler de se soigner par l’étude, de se garder du mal d’hypocrisie, de banqueter… En sortant, ils réaliseront que si Rabelais fuyait de protecteur en protecteur, c’était pour lutter pour sa liberté, sa liberté de rire, sa liberté d’écrire, sa liberté de penser. Ils réaliseront que nos mêmes libertés sont peut-être sous la menace d’une pensée unique, et qu’il est peut-être temps d’en user avant que nos rires soient eux aussi contrôlés.
C’est quoi, déjà, le rire ? Ah oui. Le rire est le propre de l’homme.
Au Théâtre Essaïon jusqu’au 2 avril 2022
Jusqu’au 5 mars : vendredi et samedi – 19h15
Puis jeudi, vendredi, samedi : 19h15
Texte : Philippe Sabres, Jean-Pierre Andréani
Avec : Philippe Bertin, Michel Laliberté
Mise en scène : Jean-Pierre Andréani
Visuel : Marianne Séguin & Cie